Marie-Estelle
Dupont

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Le corps en désaccord : image du corps à l’adolescence et anorexie

Le corps en désaccord : image du corps à l’adolescence et anorexie

Enfant, on « est » un corps. Et puis, subitement, à 11 ans pour certaines, à 17 pour d’autres, on se met à « avoir » un corps. On mange quand on a faim, on s’endort quand on tombe de sommeil, bref, « ça » va de soi. Avant, on « était » ce corps, sans se poser la question de sa forme. Enfin, en général. Car certaines disent s’en être toujours défié. Et puis l’adolescence arrive, parfois brutalement. Cascades d’hormones sexuelles qui modifient le métabolisme et la façon dont le corps réagit, accentuation des caractères sexuels secondaires, rétention d’eau, musculature qui se développe… : voilà que sans prévenir ce corps pré-pubère, qui ne posait pas problème, se met à se transformer, à prendre du volume, à dévoiler tout un héritage morphologique. « Les cuisses de ma mère, le ventre de ma grand-mère, je ne me reconnais plus, je ne suis plus moi-même, ce corps ce n’est pas moi ». Emma disait qu’elle éprouvait de la honte en se voyant dans la glace, alors qu’elle était encore à peine formée, toute menue. Mais que déjà, c’était « trop ».

Trop par rapport à ce qu’elle pouvait supporter. Les heures de sport n’empêchaient pas son corps de s’épanouir, « au contraire, ça m’a trop musclée ». Ce « trop » revient constamment dans les paroles d’adolescentes, comme chez les femmes qui plus tard, oscillent entre restrictions et fringales. Aurélie, 15 ans, disait récemment : « Toutes ces formes, ces fesses, ces hanches, toute cette chair où on sait même plus ce qui est du gras, ce qui est du muscle, ça fait trop. […]. Mon corps s’emballe et je perds pied. Alors je cours, je cours, et je vomis tout ce que je mange. C’est comme une saignée, ça purge. Je n’ai rien trouvé d’autre pour arriver à maîtriser l’angoisse, à ralentir le rythme. »

Maîtriser l’angoisse, retrouver coûte que coûte un sentiment d’être chez soi dans son corps, pour pouvoir l’habiter, sereinement. Ici apparaît une des thématiques principales dont me parlent les jeunes femmes. Il y a comme un effet de panique devant ce corps qui se transforme sans prévenir : « Ce corps n’a pas de sens pour moi, j’ai envie de couper tout ce qui dépasse, tout ce trop qui m’empêche d’être qui je suis ». Etre moi-même. Etre d’accord avec mon corps. Que ça ait un sens. C’est l’insensé, l’arbitraire qui fait basculer l’être humain dans les comportements autodestructeurs, quels qu’ils soient.

Parler du vécu du corps dans les conduites restrictives mériterait des ouvrages entiers. Aussi ne chercherons-nous surtout pas à être exhaustive, mais seulement à introduire les propos de patientes qui, mieux que quiconque, décrivent ce qu’elles éprouvent, qui les dépasse et qui, lorsqu’elles ne les tuent pas, laissent en elles des traces inoubliables.

A 15, 16 ans, on observe avec une inquiétude mal dissimulée ce corps qui nous semble étranger. Ce corps qui n’est même plus un refuge à l’heure où les déceptions sont déjà nombreuses. Certaines patientes, engouffrées dans des conduites de restriction chroniques, s’aperçoivent que leur corps résiste et que contrairement à d’autres anorexiques, leur amaigrissement n’a rien de rapide. Leur angoisse est encore pire, parce qu’elles n’ont « même pas » la maigreur pour exutoire de leur souffrance. « Je ne mange presque plus depuis des semaines, et je ne suis même pas maigre ».
Elles font l’expérience que le corps se débat. Que tuer l’instinct de survie prend du temps. Alors elles en concluent qu’elles ne sont « pas assez anorexiques », comme si c’était un concours. Bien sûr que c’est un concours. Contre elles-mêmes. D’autres restent bloquées dans un régime draconien et à durée indéterminée, que personne n’osera qualifier d’anorexie parce que le mot terrifie autant qu’il fascine. Quant à celle qui se fait silencieusement mourir de faim, elle se persuade qu’elle n’est « pas encore » anorexique, comme si l’anorexie était un poids, et qu’il fallait passer sous le seuil d’un poids viable pour « mériter » le « titre » d’anorexique. C’est une question de semaines, le corps n’a pas encore capitulé, la rétention d’eau maintient peut-être artificiellement le poids, mais il s’agit bien de la même détresse face à son corps, la même colère envers soi-même, du même sentiment que les limites sont floues, que le corps est une entrave. Le même besoin de contrôler au moins une chose dans sa vie : son poids.

Quel que soit son moment de survenue, qu’elle apparaisse à l’adolescence ou à l’âge adulte, l’anorexie –restrictive ou entrecoupée d’épisodes boulimiques- renvoie à ce désir de retrouver un corps « qui ne fait pas de bruit », réduit au minimum. Le corps d’avant la puberté, sans forme. Des jambes droites, pas de poitrine, ou si peu, pas de fesses ni de hanches. Et même plus que cela, ou plutôt, moins : pas le ventre et les joues rondes des petites filles, mais un corps squelettique, en creux, un corps qui fascine, terrifie, par défaut d’incarnation. Etre anorexique, c’est prouver à soi-même et aux autres qu’on peut travailler et agir tout en se faisant mourir de faim. Sauf que c’est un mensonge. Le corps met du temps à capituler, mais l’anorexie vous transforme tôt ou tard en morte-vivante. Et puis elle vous tue, alors même peut-être que vous avez repris un peu de poids, artificiellement peut-être, à cause des œdèmes ou d’un dérèglement endocrinien.

Il n’est pas question d’aborder en quelques lignes le pourquoi de cette souffrance, ni la question de la guérison, ce long chemin qui permet de devenir soi-même autrement qu’en sabotant ses propres forces, son avenir et ses talents.

Parce que la guérison n’est pas une affaire de poids ou de nourriture, ni même de séquelles biologiques ou de facteurs déclenchant, mais qu’il s’agit pour chacune de découvrir comment cette force de destruction peut être renversée en créativité.
Et parce que, sous l’étiquette diagnostique, les raisons et le vécu de la maladie sont propres à chacune. Bien que l’expression soit la même (jeûne, vomissements parfois, hyperactivité, …) la souffrance qui la sous-tend est toujours singulière. Singulière mais parfois aussi présente depuis si longtemps qu’elle est devenue une présence familière dont on ne se rend même plus compte. On n’envisage pas d’être autrement. C’est devenu une seconde nature.

Les angoisses concernant le corps se ressemblent, mais quand on prend le temps d’écouter ce qui s’exprime à travers ce symptôme, quelle déception, quelle colère il recouvre, on sait que la quête d’un corps maigre masque –et non ne dévoile- la personnalité et la force de caractère de ces jeunes femmes. Et plus on nie cette singularité, et plus elles sont malades. « Puisque les mots ne suffisent pas, puisqu’ils ne comprennent pas, je ne dis rien mais j’affiche mes os. C’est tellement plus efficace », disait un jour Claire.

Entendre les angoisses très concrètes qui sous-tendent ces conduites est urgent. Elles ont en elles-mêmes du sens. Ces jeunes femmes terrifiées par leurs besoins et leur appétit se sentent prisonnières d’un corps qui ne leur convient pas. Il leur faut être sur-humaine, tout le temps. Etre la première la plus forte, la plus maigre, la meilleure, ou mourir. Etre une sur-femme de peur d’être anéantie, de se diluer dans la masse. Et cette sorte de dictateur interne est tellement pervers, qu’il leur fait croire qu’elles ne se sont jamais senties si bien, dans un premier temps. Mais vous connaissez mieux que moi cette fameuse « lune de miel » qui rend euphorique et hyper-efficace.

La compréhension de son rapport au corps, à soi-même et aux autres ne suffit pas. Les interprétations ne peuvent aider une anorexique à trouver une autre identité que celle de malade que si ses angoisses les plus présentes quotidiennement, les moins « avouables » parfois aussi, sont entendues. Ainsi cette patiente qui nous disait : « Même mon généraliste, il est très gentil, mais il ne comprend rien… et puis c’est un homme, comment voulez-vous que je lui explique que chaque fois que j’avais mes règles j’avais l’impression d’être engloutie, j’avais une impression de médiocrité, de banalité, de promiscuité avec tout ce monde des femmes-mères, toute leur sentimentalité et leurs petites douleurs… il ne verrait pas le rapport. Et puis mon psychiatre, il m’aide à comprendre, tout ce qu’il dit c’est vrai, mais quand je sors de son bureau, c’est pareil, j’ai toujours aussi honte, il a beau me renvoyer que je suis maigre, toute cette chair, c’est affreux, ce n’est pas moi, ça m’étouffe, la seule chose que je peux faire c’est prendre le contre-pied, maigrir, jeûner, brûler des calories encore et encore, ça au moins je sais faire et ça me procure un tel apaisement, une telle joie … ».

Chacune est unique. Maigrir sera pour l’une la seule façon possible d’être femme, sans être comme sa mère ; ou au contraire de ne pas risquer de s’entendre dire un jour « tu n’es pas comme ta mère, toi, tu as tendance à stocker, fais attention » ; Pour une autre encore, ce sera une manière de ne pas choisir, de rester androgyne, de ne pas être désirable sexuellement tout en étant objet de fascination, dans une société qui prétend que la maigreur est une simple question de volonté et que le poids n’est qu’une affaire de calories.

« J’ai confondu la liberté et la mort. J’ai cru qu’être libre, c’était n’en faire qu’à sa tête, décider quels étaient mes besoins. J’ai cru m’en affranchir et je suis devenue esclave de mes besoins et de ma fatigue. Je n’arrive même plus à les assumer moi-même, je suis incapable de me sentir fatiguée. Maigrir, c’est encore ce que je fais de mieux. C’est tellement facile de se mentir à soi-même. Au début c’est dur, mais après, on ne peut plus faire autrement. C’est ça ou devenir comme les autres. Et ça, c’est hors de question».

Et non. Ce n’est pas « ça ou être comme les autres ». On peut trouver sa propre règle, sa propre voie, une manière d’être femme qui ne soit ni du copier-coller d’un modèle ou d’un contre-modèle maternel, ni le simple refus de celui-ci. Il n’y a qu’en prenant soin de soi qu’on évite de devenir dépendant des autres, proches ou médecins. C’est une évidence. Mais quand on est rapide, exigeante, hyper perfectionniste, à force de se dépasser sans cesse, de se vaincre chaque jour, on finit par oublier les évidences. Les mots deviennent creux. Comme le corps, comme les relations.

Passée sous silence, cette souffrance narcissique parfois qualifiée de superficielle par les proches sous prétexte qu’elle concerne l’apparence physique (quelle hypocrisie) amène un grand nombre de femmes, dès l’adolescence, à osciller toute leur vie entre privations (donc carences) et fringales, entre régime chronique et désespoir, même si cette souffrance est justement masquée par un sentiment de contrôle. Mais ce qu’elles maîtrisent au début devient une spirale infernale. Ces jeunes femmes ne peuvent plus lâcher ce fonctionnement sans sombrer dans des angoisses envahissantes.

Le corps n’est plus un refuge sécurisant mais le premier obstacle à leur épanouissement.

La question de l’envie de guérir.

Aussi démoniaque soit elle, l’anorexie procure parfois le sentiment que ce mal dont on souffre est un mal que l’on se fait à soi-même, et non pas subi de l’extérieur. Il se substitue à une véritable intimité avec soi-même, par un mode de vie autarcique auquel on devient « addict ». On écarte tout ce qui pourrait ralentir la course à la maigreur. Le jeûne et l’hyperactivité poussent le cerveau, dans un premier temps, à fabriquer une substance euphorisante et anxiolytique. Alors pourquoi arrêter ? « On a enfin l’impression de maîtriser sa vie et d’être moins vulnérable » disait une patiente. Mais le réveil est douloureux. Et long.

Quand on réalise que pour la patiente, la seule façon de se différencier et de s’affirmer, c’est de maigrir, on comprend les angoisses que suscite la reprise de poids. Nul ne peut vivre sans manger et pourtant, l’organisme est suffisamment résistant pour que ces jeunes femmes nous prouvent le contraire pendant quelques temps. Beaucoup de proches ont l’impression que leur fille ou leur amie anorexique se sent au-dessus des lois biologiques. J’en ai rencontré beaucoup qui se sentaient plutôt en-dessous. En tout cas à côté. Elles savent bien que concrètement le cerveau fonctionne grâce au glucose et aux acides gras, que le corps ne fabrique pas ex nihilo des protéines, que les oligo-éléments sont indispensables au fonctionnement cardiaque et plus généralement musculaire. Mais tout cela n’a aucune importance, comparé à la difficulté de vivre. C’est comme s’il y avait plus vital : gagner une sécurité intérieure, un droit à l’existence. Et elles se détestent tellement qu’elles ne se supporteront que si leur vie est une sorte de victoire sur elles-mêmes. Elles se lèvent tous les matins, pour se vaincre. Pour dompter parfois aussi, une soif de vivre démesurée et déçue par leur environnement. Pour « ralentir le rythme » comme disait Aurélie, tout en tenant les autres à distance.

Elles en oublient qu’atteindre une certaine spiritualité exige d’être en pleine possession de ses moyens. S’élever au-dessus des contingences matérielles et de la banalité, il faut précisément toutes ses forces nerveuses et physiques. Etre malade n’est pas synonyme de spiritualité. La liberté n’est pas l’absence de contraintes biologiques. Elles ne s’autorisent pas à s’affirmer autrement que dans le refus. Mais dire non n’est qu’une étape. Ce n’est pas en soi l’autonomie.
« J’ai compris qu’être libre ce n’est pas faire comme si on avait aucun besoin, mais admettre les lois biologiques. La liberté, c’est de tenir compte de ses besoins et de ses désirs pour ne pas se retrouver dépendante de ses parents et de l’hôpital. Plus on refuse d’avoir des besoins, plus ils ont de pouvoir sur notre vie, et plus on est dépendants.»

Quelques paroles pour ce qui demande bien plus. Mais peut-être vous permettront-elles de faire des liens avec votre propre vécu et surtout de comprendre qu’aucun soignant, aucun ami, aucun proche ne pourra vous aider à guérir malgré vous.

Vous connaissez votre maladie souvent mieux que quiconque. Vous êtes libre d’avoir envie de vivre ou pas et surtout, de ne pas avoir envie de vivre de la manière « prescrite » par l’environnement. Et oui, vous avez le droit de ne pas vous sentir prêtes à aller mieux, même si c’est dramatique parce que vous sabotez vos forces et votre avenir. Vous avez le droit d’avoir peur. Ça ne veut pas dire que vous êtes faibles ou que vous manquez de courage. Ne jamais avoir peur, c’est juste de l’inconscience. Avoir peur et y aller quand même, c’est ça le courage.

En parler ne vous donnera pas envie de guérir comme par magie. Mais cela vous permettra peut-être d’être au clair avec cette ambivalence, entre désir de « s’en sortir » et refus catégorique de donner à votre corps ce dont il a besoin pour que vous restiez vivante. Etre soi et habiter un corps qui nous convient sans le torturer et sans se saboter, oui c’est possible.

Nous ne parlerons pas ici de l’anorexie de l’enfant, ni de l’anorexie masculine.

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